Tout le monde le sait, je suis petite. Du haut de mon mètre soixante, je ne pèse guère plus d’une quarantaine de kilos. Je suis à la fois fine et petite. Autant dire que, quand j’étais plus jeune, lors de nos activités sportives, j’étais l’une des plus agiles. Encore maintenant, lorsqu’il me faut chasser ou prendre la fuite, je compte principalement sur mon agilité pour m’en sortir. Autrement, en tant que goule, je serais déjà morte. Avec ce physique aussi léger, vous vous en doutez, ma poitrine est petite. Elle n’attire guère le regard des hommes et ceci ne me dérange vraiment pas. Je ne suis pas ce genre de prédatrice en chaleur. Mon corps n’est pas mon arme. Il n’est qu’un outil pour ma propre soif. A dire vrai, j’aime beaucoup mon corps. Je n’ai aucun complexe vis-à-vis de ce dernier.
Mon visage me donne 16 ans et j’en ris toujours. Personne ne me donne vraiment 20 ans. J’ai les cheveux lisses et noirs, tandis que mes yeux sont bleus. Mon visage semble donner une forme de douceur, une délicatesse que beaucoup aiment à croire comme de la faiblesse. Pourtant, je ne souris jamais. Ou seulement d’un sourire en coin car je n’arrive tout simplement pas à réellement sourire. Je n’en vois même pas l’intérêt. Mon regard est souvent plongé dans le vide, dans la contemplation d’un monde inconnu que, certains disent, je me crée quotidiennement. J’observe. Je fais attention. J’écoute. Car c’est ce que je fais de mieux. Être attentive.
Je me suis toujours habillée sobrement. Je porte des vêtements sombres, sans essayer de me distinguer des autres. D’ailleurs, je n’aime pas être au centre de l’attention. Alors autant éviter un maximum de le faire. Pourtant, lorsque je me transforme en chasseuse, lorsque je laisse mes instincts de goule prendre le dessus, je deviens une autre forme. Je deviens une autre vie. En devenant l’ombre de la nuit, je mets un masque aux dessins originaux. En effet, ceux qui voient le rouge de mon masque y lisent l’image d’un papillon. Il recouvre entièrement mon visage, avec seulement les deux orbites découvertes.
Savez-vous ce qu’est l’hypocrisie ? C’est le visage souriant qui vous poignarde dans votre dos. Savez-vous ce qu’est la vengeance ? C’est la justice de l’homme sur un autre être humain.
Savez-vous ce qu’est la mort ? Une fin.
Momocho s’est toujours questionnée. Depuis sa toute jeune enfance, elle se questionne. Sur son monde. Sur l’univers. Sur tous les concepts qui régissent la vie. Car la vie s’oppose à la mort, elles sont qualifiées souvent par le rapport entre l’une et l’autre. Pourquoi se poser une telle question, me diriez-vous ? Momo, de son surnom affectif, est une goule. De ce titre, elle a obtenu, à sa naissance, le droit de vie ou de mort sur la société humaine. Alors, comment définir celui qui mérite de mourir ? Ou celui qui peut vivre encore une journée ? La goule s’est ainsi longuement questionnée sur ce premier droit. Peut-elle vraiment tuer n’importe qui, comme elle le souhaite, pour son propre appétit ? Pourquoi une goule aurait davantage le droit de tuer qu’un autre être vivant ?
Car si les goules agissent sans aucune loi, elles ne valent guère mieux que de vulgaires animaux.
Momocho ne comprend pas. Ni les goules. Ni les humains. Ni quoi que ce soit. Introvertie par nature, considérée souvent comme timides, la jeune goule intériorise constamment ses ressentis pour ne rien en dire. Et, tout autour d’elle, le monde tourne. Elle ne comprend pas l’instinct animal des goules. Elle ne comprend pas l’instinct de survie des êtres humains. Car, au final, chaque espèce chasse son ennemi. Nul ne s’écoute. L’instinct primaire fait en sorte que le conflit semble être l’unique possibilité de résolution.
Momo est silencieuse. Elle n’aime pas parler. Elle n’a jamais aimé parler. Tout le monde entend ce qu’il veut bien, comme il le veut bien. Au final, personne ne s’écoute réellement et ne prête attention à ce qu’il veut. Les hommes font ainsi semblant de s’intéresser aux femmes pour pouvoir obtenir une nuit. Et les femmes de ne pas valoir bien mieux. En fait, Momocho déteste les interactions sociales. Cela n’a jamais été facile pour elle. Elle ne comprend tout simplement pas le jeu social.
La goule est une femme franche et considère que quiconque lui parle joue ce même jeu. Aussi, ses amies la disent parfois trop naïve. Toujours sérieuse, incapable d’un quelconque humour, elle ne comprend pas le mensonge ou les blagues. C’est peut-être là ses plus grands défauts.
Franchise. Loyauté. Ce sont les deux valeurs qui lui tiennent le plus à cœur. Pourtant, elle-même n’est loyale à personne. Elle ne fait confiance à personne et ne s’étend jamais sur sa vie. Elle n’a nulle meilleure amie, n’a jamais eu un seul copain. Développant une paranoïa, Momocho est toujours alerte et il lui arrive de sursauter lorsque quelqu’un la touche involontairement.
Car Momo n’est loyale ni aux goules, ni aux humains.
Savez-vous ce qu’est la vie ?
Je ne suis pas née à Tokyo. A dire vrai, j’ai même découvert la ville que fort récemment. Je suis née dans l’Hokkaido, une région bien au nord de la ville. Je ne suis même pas né dans la capitale de l’île, Sapporo, mais j’ai visité à plusieurs reprises la cité. Né dans la campagne, d’une famille plutôt aisée, mon père s’occupait de plusieurs concessions de voiture tandis que ma mère travaillait au sein d’une entreprise pharmaceutique. Ils avaient déjà un enfant, mon frère, aîné de trois années. Mon père était un grand voyageur et, goule qu’il était, il eut tout le loisir de goûter les viandes du monde, comme il le disait. (Pour tout vous dire, il est toujours en vie mais nous n’avons jamais été fort proches tous les deux.) J’ai toujours trouvé cela drôle que ma mère, une goule elle aussi, travaille dans le médical, entourée d’humains. Elle s’est toujours formidablement adaptée. Chaque matin, elle prenait le train jusque la ville, puis un métro pour se rendre jusqu’à son siège. Chaque soir, elle faisait le trajet inverse. Et jamais quiconque ne pensa d’elle qu’elle était une goule assoiffée de sang et de chair. Car de mes deux parents, ma mère était sûrement la plus bestiale. Prédatrice, elle chassait au rythme de trois victimes par semaine. Jamais le même sexe, jamais le même genre. Elle ne se donnait aucun type spécifique, de sorte que personne ne pouvait repérer son appétit féroce. Mon frère était différent. Il n’avait aucun appétit, au contraire de mes parents. Il préférait encore s’intoxiquer à la nourriture humaine plutôt que de se nourrir de viandes humaines. (Au fil des années, sa relation avec nos parents allait se détériorer jusqu’à un point fatidique.)
Les premières années d’élève, je me suis rendu dans une école publique, remplie d’êtres humains. Il y avait bien quelques goules mais nous n’osions nous approcher les unes des autres, de peur de former une cible trop facile pour d’éventuelles colombes. Au vu de notre croissance, ce fut une période douloureuse pour chacun d’entre nous car, entourés d’humains, nos sens étaient exacerbés. Il m’arrivait alors de souffrir de maux de tête importants, face à la quantité d’informations que mes oreilles, mais surtout mon nez, m’envoyaient. Pour vous dire, l’un de mes camarades de classe, un goule, est une fois tombé dans les pommes. Ce fut assez surprenant pour tout vous dire. Encore plus pour les nombreux humains de ma classe.
Ma première fois eut lieu lorsque j’avais huit ans. C’est à cet âge, alors que je dormais d’un sommeil agité, que j’ai cassé du mobilier suite à l’émergence de mon kagune. Suite à ces dégâts, je fus absente durant deux semaines, tandis qu’un camarade goule s’était arrangé pour m’apporter mes devoirs. Lorsque ma mère travaillait, mon frère s’occupait de ma maîtrise. Mais au bout de trois jours seulement, il abandonna et laissa à ma mère le soin de tout le labeur. Deux jours avant le retour à la vie « normale » (C’est mon frère qui parlait de la sorte. Pour lui, vivre au milieu des humains est justifié et normal.), ma mère m’invita à ma première chasse. Je n’avais fait que l’accompagner, rien d’extraordinaire, mais elle m’enseigna les premiers rudiments lors de cette première nuit. Aussi, les nuits suivantes, je devins une élève assidue. Six mois après être devenue une véritable goule, je tuai, à l’âge de huit ans, mon premier être humain.
Ce fut une nouvelle période difficile pour moi. Car en devenant une véritable goule, je sentis de nouvelles pulsions naître en moi. En plus de mes sens que je devais apprendre à maîtriser davantage, il me fallait maintenant contrôler mes envies. Comme ma mère me l’avait interdit, je ne chassai jamais en ville, lieu de prédilection pour se faire prendre par les colombes. Aussi, tandis que je sillonnais les campagnes après les cours, mon frère se laissait mourir à petit feu. « Plutôt crever que de manger de la viande humaine ! », disait-il sans cesse. Pourtant, nul doute qu’il ne pensait pas mourir de cette façon.
Alors que je finissais les premières années de ma vie au sein de l’enseignement primaire, âgée de 12 ans, je me lançai dans un nouveau chapitre de ma vie. Entrant au sein d’un collège de Sapporo, je découvris la ville. Ce fut de nouvelles perceptions, de nouvelles odeurs, de nouvelles sensations et, comme ma mère me l’avait promis, un nouveau territoire pour mes chasses. L’épreuve la plus difficile, outre l’acclimatation à ce nouvel environnement, à ces nouvelles ambiances, pour de joindre à la fois ma nouvelle vie étudiante et celle, de nuit, de goule. Les deux activités devaient chronophages et mes nuits devinrent rapidement courtes. Je dormais peu et, parfois, outre le repas que je m’offrais le soir, je m’en offrais un autre le lendemain matin pour reprendre des forces. Pourtant, à l’horizon de mes 16 ans, mon frère devenait une véritable menace pour notre société et notre famille. Loin de Tokyo, les Goules de Sapporo n’avaient jamais représentés une menace véritable pour l’humanité. Les plus dangereuses se donnaient rendez-vous au sein de la capitale et malgré nos rythmes parfois insatiables, ceci n’entravait guère la démographie de l’île. Nous étions peu et les humains étaient nombreux. Mais mon frère voyait les choses différemment et se mit en tête de donner des comptes au fameux CCG. Mon père me chargea alors de m’occuper définitivement de mon propre frère et, sans broncher, alors qu’il se pensait trop en sécurité, je lui tombai dessus. Brisant sa nuque d’un mouvement ample, la vidéo fut rapidement diffusée sur l’internet. Personne ne savait qui j’étais, ni même qui il représentait pour moi.
Ce fut à mes 18 ans que, sortant du collège et me dirigeant vers une université, je fis la demande à mes parents de me laisser aller vers la capitale Tokyo. Rapidement, avant même le début de l’année scolaire, j’étais bien installée au sein de la ville. Mon père me prit un appartement. Je ne connaissais plus les mêmes difficultés d’adaptation que par le passé. Si je devais contrôler mes sens « goules » par le passé, je devais apprendre à être plus humaine, dorénavant. Ceci représentait un véritable défi dans cette gigantesque ville.
Pourtant, lentement, dans les allées sombres, une rumeur courrait. Une rumeur sur une chrysalide sortant doucement de son cocon pour devenir un Papillon.